Interview de Jeanne. L par Nathalie Blanchard, dans son atelier (mai 2009) à propos de l’exposition itinérante ;
- Comment avez-vous eu l’idée des lavoirs :
Le désir premier :
J’avais fait des grands dessins et pour en fixer le fusain je les ai épinglés sur le fil à linge dehors pour éviter de respirer le fixatif. Cela faisait comme du linge qui pendait et je me suis dit « c’est une lessive artistique ». D’emblée en pensant Lessive, j’ai pensé lavoir et d’emblée en pensant lavoir j’ai pensé à mon pays d’origine où il y a des pierres magnifiques et beaucoup de lavoirs (Franche comté, la Haute Saône…).
Questions d’ordre pratique qui s’est alors posée: un lavoir c’est ouvert… Personne n’avait jamais demandé d’utiliser les lavoirs jusque-là pour faire de l’art. Les mairies sont surprises. J’ai choisi trois lavoirs classés parmi les plus beaux.
Au départ je pensais peindre sur de la toile libre à accrocher sur des fils à linge et j’imaginais le public se promenant dedans comme dans les films italiens des années 50-60 où les hommes suivent les femmes derrière les draps qu’elles pendent sur les terrasses avec le vent qui s’engouffre dedans. Mais c’est un cauchemar de peindre sans châssis.
Ce qui a fait changer le cours de l’idée originaire :
Une fois dans l’espace même des lavoirs je me suis aperçue que ce n’était plus suffisant par rapport à ces volumes qui étaient somptueux et qui parlaient beaucoup plus que ce que je croyais, avec leurs bacs de l’époque, l’eau qui coulait encore, des poissons, des bruits d’eau. Beaucoup d’autres possibles. Avec l’eau, je me suis dit « dessins flottants ».
Idée alors de revenir au pivot de ma ville natale avec l’idée d’une rétrospective, montrer du même coup mon parcours artistique aux gens que j’avais connu avant d’en partir.
Donc, tout ce qui est en eau : rétrospective des années 90 -2000 et ce qui sera dans les bulles (les boitiers lumineux) et sur les murs ( les petits formats vernis) ce sera mon travail actuel.
Les anciennes toiles ne pouvant se combiner directement avec l’eau, j’ai commencé à photographier ces toiles et reprendre aussi les photographies de toiles que je n’ai plus. Puis je les ai plastifiées pour qu’elles flottent. Les toiles sortent de leur format original. Je les ai réduites.
Puis j’ai pensé faire reproduire aussi mes œuvres sur du tissu pour les suspendre comme du linge avec des pinces en bois.
Dans les lavoirs il fallait intégrer, l’eau, l’air et la lumière
Le vent est très évocateur de la lessive qui sèche.
Quand on est dans un lavoir il y a des courants d’air.
En mettant le moindre voile sur la moindre ouverture, il se trouve à l’horizontal : ça vit tout de suite.
- Une manière de recréer de nouvelles perspectives pour voir la toile ?
Avec les tissus au vent, c’est une manière de réorienter en permanence la toile de l’horizontal à la verticale.
L’œuvre s’enroule quelque fois complètement.
Donc, idée que le spectateur tire sur le tissu pour le regarder. Je souhaitais cela ; les gens touchent le tissu et tirent dessus pour voir apparaitre l’œuvre que le vent a dérobée. J’avais déjà exposé une fois des bas reliefs en terre cuite et fait de sorte que le public les « tripote » en les décrochant et les raccrochant. En réalité, les gens ont peur de toucher et ils perdent ainsi une partie de la sensualité de l’œuvre.
Il fallait aussi entrer dans le jeu du lavoir, mettre les œuvres dans les mains de la nature.
Des poissons passaient sur les dessins.
A Gennes : l’eau était en mouvement, car il y a une fontaine de part et d’autre de l’abreuvoir : des dessins se rencontraient, se télescopaient, des accidents aussi arrivaient (dessins qui se retournaient). Des ballons installés dans le grand bac éclataient au contact des pierres qui les lestaient et des résidus de baudruche s’en allaient flotter à leur tour vers les dessins.
A Pouilley- les -Vignes l’eau était stagnante mais des choses s’installaient sur la surface de l’eau des débris qui racontaient autre chose : il y avait des choses mortes, des particules, des insectes. Les dessins bougeaient quand même car il y avait du vent et même des poissons.
A Marchaux, j’ai demandé à ce qu’on vide les bacs et j’ai recréé l’eau avec du papier miroir. Le vent, dans cette architecture emplie de courants d’air, lui faisait faire de grandes vagues et les dessins bougeaient avec elles.
Je n’ai pas fait cela pour simplement parler des femmes qui lavent le linge mais pour montrer la femme qui revient dans le lavoir dans d’autres conditions.
Il se passe des choses dans les lavoirs que je ne domine pas toujours.
- Qu’est ce que vous désiriez provoquer chez les visiteurs ?
Ce que ça a provoqué ; certaines personnes du village ne voyaient plus leur lavoir. Elles le remarquent à nouveau. Elles étaient étonnées d’y voir ce que j’y avais placé ; elles n’avaient jamais vu leur lavoir comme ca et c’était comme un jeu. Il fallait tout découvrir.
Les gens qui viennent alors sont des gens qui ne viennent pas par hasard, ce sont des gens intrigués. Ils ont vu les articles de presse ou les affiches.
Je n’ai pas été aidée par des agents communaux, par les mairies, j’ai refusé. C’est Jeanne. L qui voulait tout faire seule, qui voulait être libre et indépendante.
J’ai voulu montrer dans ces lavoirs le contraste entre la femme d’aujourd’hui et la femme d’autrefois.
Car la première chose à laquelle on pense quand on arrive sur le lieu du lavoir c’est à la femme d’autrefois. On se demande alors si les femmes d’aujourd’hui sont à l’image de celles-ci ou si elles sont vraiment libres et autonomes.
La femme d’avant était forte, elle était le pivot de la famille, la mère nourricière. Il y avait une servitude à laquelle elle n’échappait pas.
Aussi, aujourd’hui la femme a une double vie, une servitude aussi, elle travaille, elle est le pivot de la famille comme avant sauf qu’elle a deux fois plus à faire. Mais aujourd’hui la femme a le droit de s’exprimer.
Voilà 50 ans jamais aucune femme n’aurait introduit le lavoir comme je l’ai fait.
- Les femmes présentées dans les tableaux : elles sont dénudées. Pourquoi ?
Parce que justement la femme est restée la même en déca des vêtements. C’est la femme permanente.
Ce qui m’intéresse dans le corps c’est ce qui émane du corps, ce sont les « vibrations », l’âme qui transparaît. La femme a toujours été de la lumière.
Les femmes sur les tableaux c’est la femme d’hier et d’aujourd’hui.
Il y a parfois des hommes représentés qui sont simplement là. Mais ils n’ont rien à l’intérieur de comparable, l’accent n’est pas mis sur eux. Ils sont ailleurs.
Les femmes sur les tableaux ont une mission, ont quelque chose à dire. Ce sont des messagères.
Dans les nouveaux travaux il y a des séries de femmes représentées avec des enfants, qui s’activent, qui sont debout, qui sont dans une certaine vitesse. Cela tranche de la position ancienne de la femme qui était dans ces lavoirs assise, plus statique.
La femme est la matrice, elle est obligée d’assumer jusqu’au bout la vie. Il y a toujours des enfants possibles autour d’elle.
Ce que je peins au départ n’est pas prévu : j’ai juste l’idée d’un sujet qui s’harmonisera avec l’espace de la toile. Puis c’est en faisant le trait, en posant les couleurs que des choses inconsciemment apparaissent et me parlent et je me dis « tiens je vais faire parler ça ».
Je déchire aussi quand cela ne me parle pas. Je ne garde rien de ce qui ne me convient pas. Quand je décide qu’une œuvre est finie c’est qu’elle l’est complètement pour moi. C’est qu’elle est ce que j’ai voulu. Elle peut alors partir dans le circuit extérieur. Je ne sais pas si elle le sera pour les autres mais pour moi oui. Je n’y reviendrai pas.
- Sur les peintures : on hésite à comprendre quelles sont les techniques employées : peintures, pastels, photos… ?
Soit l’image est spontanée, soit elle ne l’est plus parce que l’image spontanée ne me convenait pas. Je l’ai alors triturée, un peu torturée aussi ; parfois photographiée pour la retravailler parce que j’y tiens.
Je photographie parfois un de mes croquis par ex. et Je ré-interviens sur l’image par tous les moyens qui sont à ma disposition (traitement numérique, palette graphique…), par les nouvelles technologies j’élargis mon champ de travail. Je profite de mon époque pour enrichir ce que je compose aussi.
(On voit une évolution dans les supports utilisés au cours de la rétrospective. Jeanne est curieuse des nouvelles techniques.)
J’aime éclater ce que je fais, en récupérer des morceaux, qui créent de nouvelles choses, de nouvelles images et qui m’ouvrent l’imaginaire autrement.
Je n’ai pas peur de fiche en l’air un travail précieux qui m’a pris du temps en voulant le faire parler autrement, si je le perds, ce n’est pas grave ! j’aurai essayé de le faire passer dans une autre dimension et si je l’ai perdu eh bien je n’y pense plus voilà tout et je passe à autre chose.
Ici, dans les lavoirs, c’est du Land Art, la nature intervient dessus avec ses accidents. Il y a des choses qu’on ne voit pas et que le miroir à vu.
A Pouilley- les-Vignes par exemple : il y a des morceaux de miroir dans l’eau qui renvoie sa propre image au spectateur, qui renvoie aussi une image des autres images qu’on ne voyait pas. Le miroir nous surprenait en fonction de la lumière qui changeait.
C’est un miroir réfléchissant mais presque comme un sujet.
Cela rend aux objets inanimés, une âme. Ils n’ont pas seulement une fonction assignée. Ils sont libres aussi, ils m’échappent.
- C’est une manière de démultiplier en permanence vos images, par le miroir, les reflets naturels ?
Il y a aussi le prisme de la lumière qui apparaît, le prisme c’est la base de la lumière.
Je joue avec les éléments en ne sachant pas exactement ce qu’ils vont nous apporter.
Chaque élément nous amène à observer ce qui se passe dans le lavoir. L’eau reflète les tissus qui se tordent au vent juste au –dessus.
Cet évènement au départ artistique, a servi en fin de compte à voir ce qui se passe dans la nature. On n’y pense jamais quand on passe devant le lavoir, mais le fait qu’il y ait des œuvres oblige à regarder, à rester. On voit le temps qui passe, la poussière qui s’accumule, un hanneton qui se dépose, le vent. Au delà des tableaux c’est une prise de conscience des éléments naturels. Il y a énormément de courants d’airs dans les lavoirs, car c’est ouvert à tous vents.
J’ai utilisé aussi tout ce qui est tissu, voilages tulle (symbole dans l’histoire de la femme, la mariée, les bébés) draps blancs de lin (qui avaient encore leur odeur de lin bien enfermée dans les fibres) qui donnaient un côté fantomatique, qui parlaient des choses qui n’existent plus..
Jeanne se souvient enfant, pendant les vacances à la campagne, d’avoir été laver le linge au lavoir. Un souvenir d’une grande douceur ; des tissus sous le savon, d’une magnifique odeur de savon de Marseille, d’un nuage nacré qui se formait sur l’eau. Jeanne y a vu de la poésie, parce que c’était les vacances.
On voit toutes les lumières sur l’eau : l’eau est un élément qui renvoie, qui démultiplie.
L’eau est comme un révélateur aussi : il en sort une image. Il n’en sort pas un linge blanc, il en sort un linge imprimé ici. La femme d’aujourd’hui au lieu de détacher le linge y a inscrit son imaginaire dessus, elle a le droit de le faire.
